Vous trouvez ici la partie substantielle du discours que j’ai tenu lors de la fête officielle organisée par l’académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) pour marquer son 200ème anniversaire. Cette fête s’est tenue sur le Gurten, au dessus de Berne, le 5 juin 2015.

 

Beaucoup parmi nous sont  proches de la soixantaine. Nous sommes nés dans les années 50, notre enfance et jeunesse ont eu lieu pendant la guerre froide. D’une manière ou d’une autre, mai 68 nous a marqué. Nous avons vécu la chute du mur de Berlin et la fin de l’empire soviétique. La société a évolué, le néo-libéralisme économique est triomphant. Bref nous avons vu  la technologie modifier notre environnement et le monde changer.

Imaginons-nous maintenant avoir les mêmes âges en 1815. Nous serions nés sous le règne de Louis XV. Le pouvoir était donné par Dieu à quelques personnes qui en faisaient l’usage qu’elles voulaient. Les fermiers-généraux s’enrichissaient de manière éhontée et  la Suisse était une fédération distendue d’états indépendants. Nous aurions assisté à la fin du pouvoir absolu en France, tombé sous les coups de la bourgeoisie et des idées des lumières. Nous aurions vu la terreur répandre le sang sans beaucoup de discernement. Nous aurions constaté comment Napoléon succéda au chaos, avec ses traits de génie politique et son action militaire brutale. Nous aurions constaté que les cantons suisses avaient trouvé un certain équilibre de force sous la houlette napoléonienne. Et finalement, nous aurions vécu la restauration et sa tentative de redonner le pouvoir à l’ancien régime dans une Europe qui cherchait à se redessiner. Nos idées religieuses auraient été ébranlées par la lecture de Voltaire, nos modèles de société et  nos conceptions de la nature profondément questionnés par Rousseau, Diderot et d’autres. La politique serait entrée dans nos vies par tous les pores.

C’est sur cette toile de fond que quelques scientifiques ont créé la société helvétique des sciences naturelles. Genève était un haut lieu de la science européenne - elle l’est encore -. Les savants, comme on appelait les scientifiques à l’époque,   de Genève étaient en correspondance avec leurs collègues de toute l’Europe. Ils s’étaient organisés en une société, la société de physique et d’histoire naturelle quelques années auparavant. Berne aussi était un centre de culture et de science. Genève venait de rejoindre la Suisse et en était devenue la ville la plus importante. Il était dès lors évident pour certains qu’unir les sciences genevoise et suisse, bernoise en fait, renforcerait l’ensemble. Une société helvétique s’imposait. Elle fut fondée le 6 octobre 1815 sur le Mont Gosse derrière le Salève, dans un territoire dont on ne savait pas encore s’il appartiendrait à Genève. Elle s’appellerait la société helvétique des sciences naturelles. Henri Albert Gosse et Jakob Samuel Wyttenbach furent les principaux acteurs de cette création.

Ce que personne ne pouvait savoir en 1815 était que de la  fédération de cantons-états  qu’était la Suisse alors,  naitrait trois décennies plus tard un état moderne, et que cette naissance surviendrait après des tensions entre forces progressistes et réactionnaires telles qu’une guerre, le Sonderbund, avait été inévitable. Cet Etat devait rapidement comprendre l’importance de l’apport de la science au développement de la société en créant, notamment, une école polytechnique. La société helvétique des sciences naturelles jouerait son rôle dans cette évolution de multiples manières, mais de façon très visible en créant des commissions scientifiques qui évolueraient en services de l’Etat. Météosuisse et Swisstopo en sont deux exemples. Le Fond National pour la recherche scientifique  est une autre émanation de notre académie.

Personne n’aurait alors imaginé non plus que deux siècles plus tard, la science suisse serait l’une des toutes premières sur la planète, ni que science et société seraient encore l’objet de nombreux débats.

Le premier article des statuts de la société helvétique des sciences naturelles indiquait que : «L’objectif de la Société est d’encourager la connaissance de la nature en général et de la nature de notre patrie en particulier; de diffuser ce savoir et de l’appliquer de manière vraiment utile à notre patrie.» Remplacez le mot “patrie” qui nous paraît un peu désuet  par “société”, et vous constaterez que le but de l’académie n’a pas vieilli. Notre académie a toujours pour objectif d’encourager la connaissance de la nature et de mettre le savoir au service de nos contemporains. Nous le faisons en contribuant à l’organisation de la communauté scientifique et en développant le dialogue entre les chercheurs, qui ont remplacé les « savants » de l’époque - un vrai changement de perspective – d’une part, et la société en général et le monde politique qui agit en son nom d’autre part. Il est intéressant de constater aussi, que, comme il y a deux siècles, la volonté de l’académie  de participer à l’effort civique général s’inscrit sur un arrière-plan de construction européenne.

Ce que nous ne pouvons pas savoir aujourd’hui, c’est ce que seront la société et l’académie dans 5 ou 10 décennies.

Nous avons de nombreuses raisons d’être soucieux pour l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Notre climat se modifie sous nos yeux par un apport significatif de gaz provenant de transformations d’énergie ou de processus industriels, notre environnement vivant s’appauvrit, nos sols se stérilisent. Bref, le monde qui nous porte devient plus hostile à la société humaine. Et ceci par notre action.

Nous savons, et notre académie contribue et a contribué à ce savoir, quels mécanismes sont en jeu. Nous avons aussi de nombreuses pistes d’action pour non seulement éviter les écueils que nous voyons devant nous mais aussi pour transformer ces difficultés en opportunités. Mais d’une manière ou d’une autre, nos sociétés semblent paralysées face aux changements environnementaux que nous constatons, mesurons et pouvons prédire. Nous limitons le plus souvent nos moyens d’action aux outils de marchés libéralisés, craignant, peut-être à juste titre au vu d’expériences passées, que toute action dirigée soit plus néfaste que fructueuse. Tout se passe cependant comme si  les marchés n’avaient pas suffisamment de vision du futur pour être des outils efficaces. Ils ne voient pas qu’un coût modéré maintenant pourrait prévenir des dommages beaucoup plus importants dans quelques décennies et peinent à identifier les opportunités qui se présentent.

Nos académies n’ont pas de pouvoirs décisionnels dans la société, et c’est bien ainsi. Notre rôle, ces prochaines décennies continuera donc d’être  celui de passeurs de savoir entre les femmes et les hommes qui étudient la nature dans toute son acception, incluant les astrophysiciens, et celles et ceux qui prennent les décisions qui façonnent notre cadre de vie. Ce rôle a pris de l’importance ici et ailleurs ces dernières années. J’imagine et j’espère que cette évolution ira en augmentant, même si la montée en puissance d’intégrismes de tout poil ne peut que nous empêcher de dormir. Si, malgré cette remarque, nous restons d’un optimisme extrême, nous pourrions nous imaginer un monde dans lequel les académies accompagnent un pouvoir de plus en plus intelligent, en sorte que, peu à peu, les académiciens puissent profiter de bon temps dans des environnements que leur travail aura permis de mettre en valeur.

Un tel scénario a peut-être peu de probabilité de se produire. En coiffant des lunettes sombres, je vois donc plutôt une société occidentale dans laquelle les tensions augmentent, en partie du fait de conditions environnementales physiques et biologiques plus rudes, et dans laquelle les scientifiques devront trouver des solutions de plus en plus difficiles pour résoudre les accumulations de problèmes que notre inefficacité présente aura contribué à rendre critiques. Je  vois ces scientifiques pris à partie et parfois rendus responsables de pratiques  industrielles peu compatibles avec un développement harmonieux, comme  cela se passe déjà de temps en temps. Les académies trouveront donc leur rôle de plus en plus difficile à remplir et le pouvoir  plus éloigné du savoir et de la rationalité. Pas question de bon temps pour les académiciens dans ce scénario.

La réalité sera probablement quelque part entre ces extrêmes. De plus en plus d’hommes et de femmes sont conscients des enjeux de nos sociétés et réalisent leur nature globale. La conquête spatiale nous a démontré que notre planète est un vaisseau spatial isolé, délicat, superbe, mais fini dans ses ressources, naviguant dans le système solaire au sein d’une immense galaxie. Ce vaisseau demande une gouvernance cohérente et globale, une réalité perçue de plus en plus clairement.  De nombreuses académies, dont la nôtre, sont  prêtes à contribuer à cet effort planétaire pour une Terre hospitalière pour tous.