La poursuite d'une activité intellectuelle, qu'elle soit scientifique ou artistique, se fait en échange perpétuel avec l'"autre". Je ne connais aucun résultat qui se soit élaboré en isolation par un chercheur (ou un savant comme on appelait les hommes de science au cours des siècles écoulés). Une dialectique plus ou moins intense selon les personnes doit s'établir entre un chercheur  développant une idée d'une part et ses pairs d'autre part. C'est ce dialogue, entre autre, qui permet à ce qui n'est au début qu'une idée de devenir un résultat scientifique, un élément de l'édifice du savoir que nous construisons au fil du temps depuis des millénaires.

L'"autre" peut être un collaborateur proche, une amie, un concurrent, une personne qui défend un point de vue différent ou opposé, un pair ou une personne d'un domaine différent. Chaque développement a son histoire, façonnée par les femmes et les hommes impliqués. Un résultat, une théorie, une mesure sont en fin de compte éthérés, décharnés, universels, indépendant du lieu et du temps de leur élaboration, pensez par exemple à la gravitation ou à la structure de l'ADN. Il n'en reste pas moins  que le chemin qui a mené d'une idée à un résultat universel est un parcours pétri d'humanité fait de drames, de lumière, d'amitié et parfois de  haine.

Ces histoires s'inscrivent dans une communauté planétaire. L'"autre" peut être de partout. Il n'en reste pas moins que la pensée est façonnée par notre environnement social et culturel. L'approche rationnelle du monde développée depuis la Grèce antique jusqu'à nos jours en passant par la Renaissance et le siècle des lumières a prouvé sa force pour comprendre le monde et maîtriser notre environnement, elle est devenue l'outil de toute l'humanité. L'"autre" peut donc maintenant être de partout. Bien souvent en effet les collaborations modernes impliquent des femmes et des hommes de continents différents.   

Pourquoi l'Europe est-elle alors si importante pour nous?

Le monde géopolitique dans lequel nous vivons est formé d'entités de tailles continentales, que ce soit  l'Amérique du nord, la Chine, l'Inde, ou l'Australie. (Il est fait abstraction ici de l'Afrique encore loin de la compétition scientifique mondiale.) Ces entités se sont dotées de structures politiques dont la nature est souvent issue de la notion d'état nation telle qu'elle a évolué en  Europe depuis le Moyen Age. Ces structures sont telles qu'une seule ou peut-être deux états couvrent la plupart des espaces continentaux. Seule L'Europe est restée fractionnée en états nations qu'un regard sur la carte du monde politique montre minuscules. La norme maintenant est encore que le développement, donc aussi le développement scientifique ou artistique, se forge en premier lieu  dans un état donné. Le vivier dans lequel trouver l"autre", essentiel à la transformation  de nos idées en éléments de savoir, devrait dès lors être en premier lieu la communauté nationale. Cette configuration limite  le choix de l'"autre" parmi quelques  sept millions de personnes en Suisse ou  quelques dizaines de millions de personnes pour les chercheurs  d'un pays européen typique. Nos compétiteurs ailleurs sur la planète bénéficient de  centaines de millions de personnes parmi lesquelles trouver des partenaires pour construire leurs histoires.

Il y a peu, très peu, de collègues qui peuvent ou veulent entrer dans la dialectique nécessaire à la maturation d'une idée. Chacun suit son chemin et ce n'est qu'aux rares   croisées de ces chemins que peuvent naître des histoires fructueuses. C'est de la très faible densité de ces événements dans l'espace et le temps que vient la nécessité d'avoir un vivier d'"autres" potentiels important. Et c'est de cette constatation que découle l'avantage certain que nos concurrents sur d'autres continents ont sur les nationaux européens. Dès lors, et en attendant que le monde  soit gouverné de manière harmonieuse à l'échelle planétaire, une perspective lointaine s'il en est, le développement intellectuel et scientifique ne peut se faire en Europe qu'à l'échelle continentale.

L'Europe est en chemin, très lentement, pour  devenir une réelle entité dans son développement scientifique. Le processus est ardu, les réticences nationales importantes. L'espace européen de recherche devient cependant petit à petit une réalité. Les tensions  actuelles entre la Suisse et l'Union Européenne au sujet des programmes de recherches H2020 et d'échanges d'étudiants (Erasme+) sont  un frein pour tous dans ce cheminement. Il n'en reste pas moins que pour le petit partenaire cet accident de parcours est potentiellement beaucoup plus dangereux que pour le reste du continent.