Ce texte date de la fin 1993. Je l'avais écrit à l'invitation de la Tribune de Genève après avoir organisé une grande conférence pendant l'été sur la physique des quasars, ces trous noirs massifs qui engloutissent de la matière au coeur de nos galaxies.  La Tribune de Genève a publié cette contribution en deux "tribunes d'invité" en décembre 1993. Je choisis de  mettre ce texte en ligne ici avec seulement de très légères adaptations éditoriales, car la substance de l'argumentation n'a en rien perdu de son actualité.

LES VOIES DE LA DEMARCHE SCIENTIFIQUE : CONFRONTER LES INTUITIONS

Quelques trois cents astronomes se sont réunis à Genève, au début de l'automne, pour débattre de la physique de certains astres. Ils ont confronté leurs observations et leurs modèles de ces astres. Certains seront repartis avec de nouvelles impulsions pour continuer leur recherche et faire progresser nos connaissances. Ces astronomes venaient du Japon, de Chine, d'Afrique, d'Europe et des deux Amériques. De telles réunions sont courantes, des conférences scientifiques sur tous les sujets se tiennent tout au long de l'année partout sur la planète. Le dialogue sur des sujets de science est donc non seulement possible, mais encore il permet de faire progresser notre connaissance. Qu'est-ce qui rend alors le dialogue scientifique possible et constructif par-dessus les différences culturelles ? Pourquoi n'y a-t-il pas de "guerre de sciences", alors que l'histoire, même récente, est riche de guerre de religions ?

C'est le plus souvent en se promenant, en dormant, en parlant, en lisant ou en poursuivant quelque banale occupation quotidienne qu'une idée vient enrichir une réflexion. La venue de cette idée est inopinée et imprévue. L'idée s'impose tout à coup, provoquant des remarques comme : "Pourquoi n'y avais-je pas pensé avant ?" Avoir une idée est un processus qui ne suit pas de règle rationnelle, complètement indépendant de la nature des activités en cours ou du cheminement momentané suivi par le cerveau. L'idée inopinée peut donc aussi enrichir une démarche scientifique, apporter un élément à une théorie ou permettre de faire progresser une expérience.

Le développement de théories scientifiques se fait également dans le cadre de la pensée d'une époque et ce n'est qu'avec difficulté que de nouvelles connaissances parviennent à bouleverser ce cadre. Un exemple frappant de ce phénomène est donné par le début de la cosmologie moderne. Einstein, peu après avoir développé la théorie de la relativité générale, en 1915, en a appliqué les équations à l'univers. Il s'est avéré que seules des solutions dynamiques à ces équations étaient possibles et donc que l'univers ne pouvait être statique. Il n'était pourtant pas pensable pour Einstein que l'univers fût en évolution constante; il ajouta donc à ses équations un terme peu physique dans le seul but de permettre une solution statique à ses équations cosmologiques. Peu après, les observations montraient que les galaxies s'éloignent toutes les unes des autres et que notre univers est tout sauf statique et que les premières équations  permettent une excellente descriptions des données. Le développement des connaissances scientifiques ne procède donc pas de façon plus rationnelle que tout autre activité humaine. Ce qui distingue la démarche scientifique d'autres développements, par contre, est l'effort individuel de rationalisation qui suit le développement de l'idée.

Cette partie de la démarche scientifique fait confronter au scientifique son idée ou son résultat à l'ensemble des connaissances disponibles. Ce processus ressemble à la mise en place d'une brique dans un ensemble architectural. Les chercheurs arrivent avec leur élément, une expérience, une observation ou un fragment de théorie. Cet élément a été développé à partir des résultats obtenus plus tôt par d'autres et servira peut-être lui aussi de fondement à des développements futurs. C'est ainsi que quelques-unes de ces idées peuvent participer à la construction de l'édifice de notre connaissance. Il est aussi des idées qui ne survivent pas à ce processus rationnel. De fait, la plupart des idées que l'on peut avoir ne mènent à aucun progrès de la connaissance, soit parce que ce sont des redécouvertes d'éléments déjà connus, soit parce que ces idées sont en contradiction avec des faits établis.

Cet effort de rationalisation rend la communication des idées scientifiques possibles, il fait la différence entre des assertions de type "Je sais" et de type "Je crois". Le savoir peut être argumenté, il est relié par la démarche rationnelle  à l'ensemble des connaissances humaines. La croyance ne peut guère être discutée au-delà de l'énoncé de ce qui est cru. On ne peut argumenter de la validité d'une croyance; chacun croit ou ne croit pas.

LES VOIES DE LA DEMARCHE SCIENTIFIQUE : "JE SAIS" PLUTÔT QUE "JE CROIS"

Notre société se réfugie souvent dans des croyances irrationnelles, tels la numérologie, l'astrologie et bien d'autres. Ces phénomènes mènent à des assertions de types "Je crois" (Voir  La Tribune de Genève du 9 décembre 1993). Il est facile d'affirmer dans ces domaines, car il n'est pas nécessaire de faire l'effort de démontrer ou même d'étayer ces assertions. Celles-ci ne peuvent être vérifiées, ni par des expériences précises ni par des déductions logiques à partir d'un ensemble défini d'hypothèses ou d'axiomes. La démarche scientifique est beaucoup plus exigeante. Toute connaissance est soit dérivée d'expériences ou d'observations, soit déduite dans le cadre d'une théorie, laquelle s'organise elle-même autour d'un ensemble d'hypothèses ou d'axiomes reconnus comme tels.

Les protagonistes de l'aventure scientifique doivent en tout temps être capables de montrer comment ils arrivent aux assertions qu'ils font. Ils doivent toujours pouvoir se rattacher à un ensemble de connaissances cohérent. Ceci n'implique certainement aucune valeur absolue de la connaissance scientifique. Bien au contraire, la connaissance scientifique doit pouvoir être remise en question en tout temps. Toute remise en question doit cependant se faire selon les mêmes règles, c'est-à-dire en relation avec les résultats d'expériences, d'observations ou avec de nouvelles hypothèses. Une explication scientifique est considérée comme momentanément correcte lorsqu'elle permet de prévoir une propriété nouvelle ou de réduire des phénomènes disparates dans une même théorie.

Cette codification du développement scientifique permet le partage de la connaissance scientifique avec tous les êtres humains. Il est toujours possible d'expliquer le point de départ d'un raisonnement, les étapes de la démarche et, en principe, de refaire les expériences qui ont mené au résultat décrit. C'est pourquoi la science est essentiellement universelle; des scientifiques de toutes cultures se rencontrent souvent et sont capables de débattre de leurs théories et modèles par-dessus leurs différences de cultures.

La connaissance irrationnelle  ne peut être partagée de la même manière. Il est possible de dire ce que l'on croit, de rattacher sa croyance à un ensemble de croyances, à un livre, à une tradition ou à la pensée d'un maître ou d'une école. En dernière analyse il reste toutefois toujours une croyance qui a souvent un caractère absolu et ne peut être expliquée. Cette différence fondamentale dans la démarche intellectuelle explique en partie pourquoi  certains pensent nécessaire de se battre pour imposer leurs croyances alors qu'il est toujours possible de partager sa connaissance. Il est possible d'avoir des guerres de religion, il n'est pas imaginable d'avoir des guerres de sciences.

Le débat scientifique est conduit par des êtres humains doués de passion, non dépourvus d'esprit grégaire et, on l'a vu, immergés dans l'esprit du temps. Il s'ensuit que le partage de la connaissance peut se muer en querelles d'écoles, en luttes d'influence ou en discussions passionnées ou personnelles. Ces formes dégénérées du débat scientifique ont souvent marqué des chapitres de l'histoire des sciences, particulièrement lorsque l'enjeu de la discussion est lié de près à la place de l'homme dans l'univers et le temps.

L'effort intellectuel requis pour suivre une démarche scientifique reste cependant beaucoup plus important que l'effort intellectuel requis pour croire, en tout cas lorsque la croyance se limite à quelques coïncidences qui frappent l'imagination. Ceci explique probablement le succès de nombreuses démarches ésotériques en vogue maintenant.

Il est indispensable que la démarche scientifique soit exercée dans nos sociétés pour comprendre le monde qui nous entoure, mais aussi pour servir d'entraînement à la communication et au partage de la connaissance, par-delà les différences de culture ou de croyance. En un mot pour nous permettre l'approche d'un monde plus paisible.