Après avoir constaté qu'il existe de la matière noir, il est nécessaire de s'interroger sur la nature de cette matière. Ce texte approche cette question.

 

De la nature de la matière noire

Thierry J.-L. Courvoisier

Mai 2019

On sait depuis les observations d’amas de galaxies par Zwicky dans les années 1930 qu’il y a beaucoup plus de matière dans l’univers que celle qui pouvait être observée avec les télescopes de l’époque.

A l’époque de Zwicky, dans les années 1930, l’observation astronomique n’était possible que du sol. Seuls les objets cosmiques émettant un rayonnement pour lequel l’atmosphère est transparente pouvait donc être observés. Et pour ces rayonnements il fallait encore des détecteurs ! L’atmosphère est transparente pour la lumière visible et pour une partie des ondes radio. Des plaques photographiques permettaient d’enregistrer la lumière, mais il n’y avait pas encore de télescopes radio. Tous les rayonnements hormis la lumière à laquelle nos yeux sont sensibles restaient donc indétectables.

Les étoiles, comme le Soleil, émettent de la lumière qui nous est perceptible, dite visible, –ce n’est pas un hasard si nos yeux sont sensibles dans un domaine de rayonnement copieusement émis par le soleil et pour lequel l’atmosphère est transparente. Les étoiles donc étaient mesurables, et avec elles, les galaxies, dont la lumière provient des étoiles qui les constituent.

Des gaz beaucoup plus chaud que le soleil émettent du rayonnement ultraviolet, celui qui donne des coups de soleil, ou s’ils sont encore plus chauds –des millions de degrés- des rayons X, ceux que nos médecins utilisent pour détecter des fractures par exemple. L’atmosphère est opaque à ces rayonnements. Ce gaz n’a donc été mesurable qu’avec des satellites à partir des années 1960. Il est alors rapidement apparu que du gaz porté à des températures de millions de degrés est un composant important des amas de galaxies. Cette matière pouvait être considérée comme sombre du temps de Zwicky, elle n’était alors pas détectable, mais plus maintenant.

Quantitativement, on a observé qu’il y a dix fois plus de gaz émettant des rayons X dans les amas de galaxies que de matière contenue dans les étoiles qui forment les galaxies. Mais cette quantité est encore dix fois trop petite pour expliquer que les amas de galaxies ne s’évaporent pas dans un temps très court comparé à l’âge de l’Univers. Donc pour expliquer leur existence.

Comme toutes les formes de rayonnement électromagnétique[1] des ondes radio aux rayons gamma peuvent maintenant être observées, il n’est plus possible que de la matière émettant quelque rayonnement que se soit reste indétectée dans les amas de galaxies. La matière qui maintient les amas ensemble est donc sombre dans ce sens qu’elle n’émet aucun rayonnement électromagnétique. Or toute la matière que nous connaissons est susceptible d’émettre de tels rayonnements dont le type dépend des conditions physiques, comme la température, dans laquelle elle est. La matière noire est donc mystérieuse.

Le mystère s’épaissit encore lorsque l’on considère l’évolution de l’Univers.

L’Univers s’étend maintenant et se refroidit. Ce sont des constations que l’on fait depuis les années 1920. Comme un gaz qui se refroidit en se détendant –tenez un spray aérosol pendant que vous le videz et vous constaterez que la bouteille devient très froide-, l’Univers était plus chaud dans le passé, et même très chaud et très dense proche de son origine, le big bang. Il était si chaud et si dense que les collisions entre les particules étaient suffisamment violentes pour que ces particules, neutrons et protons, les constituants des noyaux d’atomes, ne puissent pas s’organiser en noyaux et atomes complexes. Ce n’est que lorsque la température a décru en dessous d’un certain seuil, de l’ordre de dix milliards de degrés, que les noyaux ont pu se former.

La densité de ces particules, leur température et la vitesse d’expansion de l’univers à cette époque ont dicté combien de noyaux lourds -de l’Hélium en fait- ont pu se former à cette époque. Comme ces noyaux et atomes sont stables, ils existent encore maintenant. On peut alors estimer la densité des particules qui existaient à cette époque. Ce calcul a été fait à maintes reprises et confronté à la quantité de matière lumineuse et de matière sombre que l’on observe dans l’Univers. Il ressort de ces comparaisons que la quantité de matière qui a contribué à la fabrication des noyaux est comparable à celle de la matière lumineuse, gaz inclus, et donc beaucoup plus faible que la quantité de matière noire nécessaire pour expliquer l’existence des amas de galaxies, et d’autres structures aussi. Il faut conclure de ce raisonnement que la matière noire est d’une nature toute différente que la matière lumineuse, la matière telle qu’elle nous est familière, celle aussi dont nous sommes faits.

Pour détecter cette matière il faut dessiner des expériences qui permettent de mesurer avec de la matière « normale » -celle dont on peut fabriquer des instruments de mesures- des particules qui refusent d’émettre ou d’absorber les rayonnements que nous connaissons. De nombreuses expériences ont été réalisées et le sont encore avec ce but. Aucune n’a donné de résultat jusqu’à maintenant. La matière noire n’a été détectée que par son influence sur les amas de galaxies (et sur la formation des structures dans l’Univers en général).

Les physiciens ont aussi au fil des décennies développées un modèle pour comprendre la matière qui nous entoure et les particules révélées par les expériences comme celles du CERN. Ce modèle fonctionne parfaitement bien et explique toutes les caractéristiques observées, sauf la présence de la matière noire.

En résumé, au moment d’écrire ces lignes, nous savons qu’il y a cinq fois plus de matière noire que de matière lumineuse dans l’Univers, nous savons que la matière noire ne peut être de la même nature que la matière qui nous est familière, nous n’avons jamais détecté directement -touché en quelque sorte- cette matière, et nos théories n’ont pas de place pour elle.

Les physiciens ont encore du travail devant eux.

 


[1]le rayonnement électromagnétique inclus les ondes radio, les micro ondes, l’infrarouge, la lumière visible, l’ultraviolet, les rayons X et les rayons gamma. Il s’agit de vibrations de champs électriques et magnétiques.